Ecole de l'art de vivre

La vingt-cinquième heure

par | 12 Juil 2024 | Regards sur le Monde, Histoire, Devenir Libre | 1 commentaire

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La vingt-cinquième heure

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Introduction

Sur le site de l’École de L’Art de Vivre nous avons déjà souvent fait ressortir la catastrophe que constitue l’hyperdomination de l’intellect de nos jours largement prégnante dans le monde. Pour ceux qui cela ne serait pas encore devenu une évidence, il est frappant de voir comment certains auteurs avaient déjà parfaitement compris le processus, il y a déjà trois quarts de siècle ou davantage. C’est, par exemple, le cas de l’écrivain roumain Constant Virgil Gheorghiu avec son célèbre roman « La Vingt-Cinquième Heure ».

Présentation

La « vingt-cinquième heure », c’est celle qui vient après la dernière heure (donc la vingt-quatrième!), celle où même la Venue d’un Messie ne résoudrait rien; une société complètement bureaucratique et bureaucratisée ne peut tolérer la présence de l’esprit, car elle est pratiquement livrée aux monstres que sont devenus les êtres « humains » hyperdominés par leur propre intellect.

Pour l’auteur – dont le porte-parole est, à l’évidence, l’un de ses héros, l’écrivain  Traïan Koruga (voir, plus bas, ses incroyables « Pétitions ») – le croisement de l’être humain et de la machine a donné le « citoyen » – une sorte de cyborg avant l’heure -. un véritable « intellect sur pattes » ou – comme le disait Paul Valéry -: « Maître cerveau sur son homme perché »

 

Maître cerveau sur son homme perché

Maître cerveau sur son homme perché

 

Lorsque l’être humain est réduit à son seul intellect, la « vingt-cinquième heure » est déjà arrivée!

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Histoire

Le roman raconte l’odyssée de Iohann Moritz, paysan moldave qui traverse la Seconde Guerre mondiale comme victime inconsciente de la société arrivée à la 25ème heure, lorsque les êtres humains ne sont plus considérés comme des êtres humains, mais traités comme des éléments abstraits appartenant à des catégories.

C’est ainsi que Iohann Moritz est successivement considéré comme Juif par les fascistes roumains, pour un espion roumain par les fascistes hongrois, pour un «aryen exemplaire» – membre de la « Famille Héroïque » – par les nazis allemands, puis – pour finir – pour un nazi par les Américains, chacun le considérant comme élément d’une catégorie à laquelle, en réalité, il n’appartient pas, embarqué sur un tapis roulant infernal, où il lui est impossible de simplement expliquer sa réelle identité d’être humain et de choisir librement son destin face à des «fonctionnaires» complètement déshumanisés et robotisés, considérant tout uniquement à travers les œillères des formulaires et des règlements administratifs.

Ce roman – largement inspiré de ses propres expériences vécues – est une remise en question radicale de l’«homo intellecticus» du XXème siècle, de son indifférence au prochain, de sa cruauté. La menace de la robotisation de la société y est dénoncée tant dans le nazisme, le fascisme et le totalitarisme que dans la « démocratie » capitaliste américaine, de même que dans le bolchevisme soviétique apparaissant à l’arrière-plan. La politique par catégories et préjugés étant plus que jamais une réalité, aggravée par l’informatisation et la cyber-surveillance se déployant partout toujours plus – sans parler de l’émergence du transhumanisme -, de sorte que ce livre est, de nos jours, encore bien plus actuel qu’à sa parution à 1949.

C’est aussi et d’abord – avant d’être un film (un film d’Henri Verneuil, sorti en 1967)

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un incroyable livre écrit par le pope roumain Constant Virgil Gheorghiu. Attention, chef d’œuvre!

Ci-dessous, juste un extrait de deux minutes, au début du film:

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La vingt-cinquième heure, selon l’écrivain Traïan Koruga – Trop tard!

« L’heure dans laquelle je m’intègre n’appartient plus à la vie, je suis incapable de passer, avec mon poids de chair et de sang, à travers elle. C’est la vingt-cinquième heure, l’heure où il est trop tard pour être sauvé, trop tard pour mourir, trop tard pour vivre. Il est trop tard pour tout. »

Les paroles du pope Koruga à son fils Traian…

« La vie n’a jamais de but objectif, à moins qu’on ne désigne ainsi la mort: tout but réel et véritable est subjectif.

La Société technique veut offrir à la vie un but objectif. C’est le meilleur moyen de l’anéantir. Ils ont réduit la vie à une statistique. Mais: «Toute statistique laisse échapper le cas unique en son genre, et plus l’humanité évolue, plus ce sera, précisément, l’unicité de chaque individu et de chaque cas particulier qui comptera.» (Comte H. de Keyserling).

La Société technique progresse exactement dans le sens inverse: elle généralise tout. «C’est à force de généraliser et de chercher, ou de placer toutes les valeurs dans ce qui est général, que l’humanité occidentale a perdu tout sens pour les valeurs de l’unique, et partant de l’existence individuelle. D’où l’immense danger du collectivisme, qu’on le comprenne à la russe ou à l’américaine.»

Et c’est à cause de cela même, que nous pouvons avoir la certitude que cette Société s’écroulera. Tu en parlais d’ailleurs, toi-même, certain soir à Fântâna. La Société de la civilisation technique est devenue incompatible avec la vie de l’individu. Elle étouffe l’homme. Et les hommes meurent de la même mort que les lapins blancs de ton roman. Nous mourrons tous asphyxiés par l’atmosphère toxique de cette Société où ne peuvent se mouvoir que les Esclaves techniques, les Machines et les Citoyens, exactement comme tu voulais le raconter dans ton livre. Les hommes pèchent ainsi gravement et sont coupables envers Dieu.

De toute notre force, nous agissons contre notre propre bien, et surtout contre Dieu. C’est le dernier degré de déchéance jamais atteint par une Société humaine. Et cette Société périra, comme ont péri jusqu’à présent tant et tant de Sociétés au cours de l’histoire, et avant même que l’histoire commence. Les hommes essaient de sauver cette Société par un ordre logique, alors que c’est cet ordre même qui la tue.

Voilà le crime de la Société technique occidentale. Elle tue l’homme vivant – le sacrifiant à la théorie, à l’abstraction, au plan. C’est là, la forme moderne du sacrifice humain. Le bûcher et les autodafés ont été remplacés par le bureau et la statistique – les deux mythes sociaux actuels dans les flammes desquels est consommé le sacrifice humain.

La démocratie, par exemple, est une forme d’organisation sociale nettement supérieure au totalitarisme, mais elle ne représente que la dimension sociale de la vie humaine. Arriver à confondre la démocratie avec le sens même de la vie, c’est tuer la vie de l’homme et la réduire à une seule dimension. C’est la grande faute, commune aux nazis et aux communistes.

La vie humaine n’a de sens que prise et vécue dans son ensemble. Et pour pénétrer le sens ultime de la vie, il faut employer les mêmes outils dont nous nous servons pour comprendre l’art et la religion: les outils de la création artistique, les outils de toute création. Dans la découverte de ce sens ultime de la vie, la raison n’a qu’un rôle secondaire. Les mathématiques, la statistique et la logique ont le même effet, pour la compréhension et l’organisation de la vie humaine, que pour celle d’un concert de Beethoven ou de Mozart.

Mais la Société technique s’entête à arriver à la compréhension de Beethoven et de Raphaël par des calculs mathématiques. Elle s’entête à comprendre la vie humaine et à l’améliorer par des statistiques. Cette tentative est également absurde et dramatique.

Avec ce système, l’homme peut atteindre, dans le meilleur des cas, l’apogée de la perfection sociale. Mais cela ne lui est d’aucun secours. La vie même de l’homme cessera d’exister du moment où elle sera réduite au social, à l’automatique, aux lois de la machine. Ces lois ne pourront jamais donner un sens à la vie humaine. Et si on enlève à la vie son sens – l’unique sens qu’elle possède et qui est totalement gratuit et dépasse la logique – alors, la vie même finit par disparaître. Le sens de la vie est absolument individuel et intime.

La Société contemporaine a rejeté depuis longtemps déjà ces vérités et elle se dirige à une vitesse vertigineuse, avec la force du désespoir, vers d’autres chemins. Et c’est pourquoi les flots du Rhin, du Danube et de la Volga roulent en ce moment des larmes d’esclaves. Ces mêmes larmes empliront le lit de tous les fleuves de l’Europe et de tous les fleuves de la Terre, jusqu’à ce que les mers et les océans débordent de toute l’amertume des hommes esclaves de la Technique, de l’État, de la Bureaucratie, du Capital.

À la fin, Dieu prendra pitié de l’homme – comme Il l’a déjà fait maintes fois. Ensuite – telle l’Arche de Noé sur les flots – les quelques hommes demeurés vraiment hommes [NDLR: donc des êtres humains d’esprit] flotteront par-dessus les remous de ce grand désastre collectif. Et c’est grâce à eux que la race humaine sera sauvée, comme elle l’a déjà été à plusieurs reprises au cours de l’histoire.

Mais le Salut ne viendra que pour les hommes qui sont vraiment des hommes, c’est-à-dire des individus. Cette fois-ci, ce ne seront pas les catégories qui seront sauvées.

Aucune Église, aucune nation, aucun État et aucun continent ne pourra sauver ses membres en masse ou par catégories. Seuls les hommes pris individuellement, sans tenir compte de leur religion, de leur race ou des catégories sociales ou politiques auxquelles ils appartiennent, pourront être sauvés. Et c’est pourquoi l’homme ne doit jamais être jugé d’après la catégorie à laquelle il appartient. »

La société technique

« L’homme se trouvera enchainé par la société technique pendant de longues années. Mais il ne périra pas dans les chaines. La société technique peut créer du confort. Mais elle ne peut pas créer de l’Esprit. Et sans esprit il n’y a pas de génie. Une société dépourvue d’hommes de génie est vouée à la disparition. La société technique, qui prend la place de la société occidentale et qui va conquérir toute la surface de la Terre, périra, elle aussi. »

Assurément, une parole tristement prophétique, pour le moins visionnaire ou prémonitoire. Cette lugubre « société technique » n’est pas sans rappeler « Le système technicien » de Jacques Ellul. Une telle société « technique » ou un tel système « technicien » portent manifestement en eux le germe de l’effondrement.

Qu’est-ce que l’amour?

– « L’amour est une passion [NDLR: En réalité, l’amour n’est pas une passion mais une irradiation de l’esprit, ce qui est bien différent!], Mr. Lewis », dit-elle. « Vous avez dû l’entendre dire, ou au moins l’avez-vous lu vous-même quelque part. »
– « Mais nous sommes de nouveau d’accord », dit-il. « L’amour est une passion [NDLR: Voir ci-dessus]. »
– « Mais vous êtes absolument incapable d’éprouver aucune passion », dit Nora. « Et pas seulement vous. Aucun homme de votre Civilisation n’est capable d’avoir de la passion [NDLR: Voir ci-dessus]. L’amour, cette suprême passion [NDLR: Voir ci-dessus], ne peut exister que dans une société qui estime que chaque être humain est irremplaçable et unique. La société à laquelle vous appartenez croit justement que chaque homme est parfaitement remplaçable. Vous ne voyez pas dans l’être humain, et par conséquent dans la femme, que vous prétendez aimer, un exemplaire unique créé par Dieu ou par la Nature – en une seule édition. Chez vous, chaque homme est créé en série. À vos yeux une femme en vaut une autre. En ayant cette conception vous ne pouvez pas aimer. »

Une paire de lunettes

« Comprends-tu pourquoi ces lunettes me sont si chères? C’est avec ces lunettes que j’ai aperçu la première fois ma femme. C’est avec elles que j’ai vu mille et mille belles filles. Avec elles j’ai contemplé des tableaux, des statues, des musées, des villes… C’est avec elles que j’ai regardé le ciel, la mer, les montagnes. Que j’ai lu, des nuits durant, des centaines et des centaines de livres. C’est avec ces lunettes que j’ai vu mon père mourir. Avec elles que je vous ai vu, toi et tous mes amis. C’est avec ces lunettes que j’ai vu l’Europe s’écrouler, et les hommes mourir de faim, être faits prisonniers, torturés, s’éteindre dans les camps de concentration. »

L’écrivain Traïan Koruga, fils du pasteur Koruga

Dans le film « La Vingt-Cinquième Heure », parmi les personnages l’on voir l’écrivain Traïan Koruga, le fils du Pope Koruga. Dans le film le personnage est joué par l’acteur (et chanteur) français Serge Reggiani. Mais le film est trop court pour pouvoir parler des incroyables pétitions rédigées à l’attention du directeur du camp par l’écrivain Traïan Koruga. Nous en donnons, toutefois, quelques échantillons représentatifs ci-dessous…

« Traian Koruga écrivait. Iohann Moritz demeurait auprès de lui et regardait comme il tenait son crayon, le doigts serrés, et comme il traçait les lettres minutieusement, tout comme s’il enfilait des perles.

Iohann Moritz n’avait pas la patience d’écrire. Et il n’aimait pas écrire. Mais il eût été capable de regarder Ides heures durant, sans s’ennuyer, Traian Koruga écrire. « Lorsque M. Koruga écrit, c’est comme s’il priait devant les icônes », pensa Iohann Moritz. En regardant M. Koruga, on oublie qu’il est prisonnier. On ne voit plus qu’il est nu-pieds, qu’il n’est pas rasé et qu’il a des trous à son pantalon. Lorsqu’il écrit, Traian Koruga est un Monsieur. On a envie d’enlever son chapeau et de parler à mi-voix. »

– Est-ce que tu as entendu parler des charmeurs de serpents? demanda Traian, s’interrompant.

– Oui, dit Moritz.

– Saint Daniel est resté dans la fosse aux lions et les lions ne l’ont pas dévoré, dit Traian. Il les a domptés.
Les hommes peuvent charmer les serpents et dompter les lions. Mussolini avait deux tigres dans son bureau. Il les avait apprivoisés. Les hommes peuvent dompter toutes les bêtes sauvages. Mais, depuis quelque temps, une nouvelle espèce d’animal est apparue sur la surface du globe. Cette espèce a un nom: les Citoyens. Ils ne vivent ni dans les bois, ni dans la jungle, mais dans les bureaux. Cependant ils sont plus cruels que les bêtes sauvages de la jungle. Ils sont nés du croisement de l’homme avec les machines. C’est une espèce bâtarde. La race la plus puissante actuellement sur toute la surface de la terre. Leur visage ressemble à celui des hommes, et souvent on risque même de les confondre avec eux. Mais sitôt après, on se rend compte qu’ils ne se comportent pas comme des hommes, mais comme des machines. Au lieu de cœurs ils ont des chronomètres. Leur cerveau est une espèce de machine. Ce ne sont ni des machines ni des hommes. Leurs désirs sont des désirs de bêtes sauvages. Mais ce ne sont pas des bêtes sauvages. Ce sont des Citoyens… Étrange croisement. Ils ont envahi toute la Terre.

Iohann Moritz cherchait à s’imaginer les Citoyens. Mais il ne réussit pas. L’espace d’un moment, il pensa à Marcou Goldenberg. Mais Traian se remit à parler et chassa l’image de Marcou.

– Je suis écrivain, dit Traian. D’après moi, un écrivain est un dompteur. En montrant aux êtres humains le Beau, c’est-à-dire la Vérité, ils s’adoucissent.

Quant à moi, je veux dompter les Citoyens. J’avais commencé à écrire un livre. J’en étais arrivé au cinquième chapitre. Puis les Citoyens m’ont emmené en captivité et je n’ai plus pu écrire. Le cinquième chapitre n’a pas été commencé.

Maintenant, il n’y a plus de raison pour que je l’écrive. Je ne publierai jamais plus de livres. À la place du cinquième chapitre, je veux écrire quelque chose pour dompter les Citoyens.

Et si j’y réussis je mourrai, l’âme en paix. Je vais te lire, à toi aussi, ce que j’écris. Ce ne sera pas un roman. Ni une pièce de théâtre. Les Citoyens n’aiment pas la littérature. Pour pouvoir les apprivoiser, j’écrirai dans le seul genre qu’ils admettent. J’écrirai des Pétitions.

Les Citoyens n’ont pas de temps à perdre, avec les romans, les drames, et les pièces. Ils ne lisent que les Pétitions.

Pétition n°1 – Sujet: Économique (Matières grasses)

« Je vous enverrai plusieurs pétitions. Je commence par un sujet économique. Je sais que la Civilisation technique est bâtie sur des bases matérialistes.

L’Économique est votre Évangile.

Personnellement, je suis écrivain, et chaque écrivain est avant tout un témoin.

La première qualité requise pour être témoin est l’impartialité. Partant, mes Pétitions seront des témoignages de Vérité.

Le problème que je vais vous exposer me semble particulièrement important: il s’agit des matières grasses. Vous êtes naturellement au courant de la pénurie de matières grasses que connaît l’Univers actuellement. Lorsque je suis arrivé dans ce camp, les prisonniers dormaient étendus par terre, l’un à côté de l’autre. Je n’ai trouvé que difficilement une place pour m’étendre.

Je sortais de prison et j’étais très fatigué. Le champ qui entourait le camp m’a paru très grand. Je ne comprenais pas pourquoi vous aviez restreint à tel point l’enceinte du camp.

Les quinze mille personnes qui s’y trouvent restent collées les unes aux autres. Lorsqu’elles sont debout, il y a un peu de place. Mais lorsqu’elles se couchent, l’espace est tellement restreint qu’elles s’entassent les unes sur les autres. Quant à moi, je n’ai pas pu étendre les jambes de toute la nuit. Ceux qui se trouvaient tout autour de moi mettaient leurs pieds sur ma tête. Leurs pieds étaient chauds et comme ils les ont étendus pardessus mon corps toute la nuit, je n’ai pas eu froid.

Je crois savoir maintenant pourquoi vous avez tellement resserré l’espace du camp: parce que les prisonniers foulaient l’herbe aux pieds et que vous vouliez économiser l’herbe qui se trouve dans les champs. L’herbe coûte cher. C’eût été dommage de la fouler aux pieds, comme cela, inutilement. Il vaut mieux que ce soit une vache qui la broute, car la vache donne du lait; les prisonniers, eux, ne donnent rien.

D’autre part, si vous aviez fait l’enceinte plus large, vous auriez eu besoin d’une plus grande quantité de barbelés. Le barbelé est cher et ce n’était évidemment pas la peine d’en dépenser tellement, à seule fin que les prisonniers aient plus d’espace et qu’ils puissent dormir de tout leur long.

D’autant plus que, dès qu’il fera froid et que la saison des pluies viendra, la plupart des prisonniers vont mourir.

D’autres mourront même avant, et ceux qui resteront en vie auront toute la place nécessaire pour étendre leurs pieds. Je crois que vous avez tenu compte de ce fait au moment où vous avez construit le camp. Je ne peux que m’incliner devant la rigueur scientifique de vos prévisions.

Avant de m’endormir, j’ai écouté une conférence. Le conférencier, qui se disait professeur à l’Université de Berlin, nous a parlé des matières grasses. Et c’est du sujet de cette conférence que je vais vous entretenir
dans la présente pétition.

Le professeur a compté chaque jour les grains de haricots contenus dans la soupe que nous mangeons au camp.

Il a compté pendant trente jours, midi et soir, tous les grains contenus dans sa gamelle. Puis il a additionné le tout et établi une moyenne. Il affirme en conséquence qu’un prisonnier reçoit dix grains de haricots par jour, dans les deux soupes. Les assistants du professeur ont compté, eux aussi, les grains de haricots contenus dans leurs gamelles et ont affirmé que le calcul était exact.

Puis le professeur a compté les pelures de pommes de terre et calculé la quantité de farine contenue dans la soupe. Ce dernier calcul a été naturellement approximatif, le professeur n’ayant pas la permission d’entrer à la cuisine.

Vous savez tout comme moi que les Allemands sont très forts en matière de mesure. Il nous est donc permis de supposer que les grains de haricots ont été comptés très exactement. Les Allemands sont patients et scrupuleux.

Après trente jours de ce genre de travail, le professeur a achevé son étude et a tenu une conférence que l’auditoire a appréciée à sa juste valeur. Les Allemands aiment écouter les conférences se référant aux sujets les plus divers. C’est chez eux une habitude qui date du Moyen Age. Après avoir raconté comment il a réussi à compter les grains, passant chaque jour la soupe au tamis, le professeur a dit le nombre de calories contenues dans chaque grain.

Je ne me rappelle plus le chiffre exact. Puis il a calculé le nombre de calories contenu dans les dix grains de haricots, y a ajouté le nombre de calories des pommes de terre et de la farine, que les prisonniers n’aperçoivent jamais dans leur soupe, mais dont le professeur ne saurait mettre l’existence en doute. Il a conclu en déclarant que chaque prisonnier du camp reçoit en moyenne cinq cents calories par jour. Quelquefois il en reçoit beaucoup moins. Il est arrivé que le professeur lui-même ne trouve pas un seul grain dans la soupe – et ces jours-là, il n’a rien eu à dénombrer.

Mais d’autres jours, il a pu trouver jusqu’à quinze, et même quelquefois jusqu’à dix-huit grains de haricots. La moyenne est donc exacte. Les prisonniers du camp ne dorment pas toute la journée; cependant le professeur a établi ses calculs comme si les prisonniers consommaient, à l’état de veille, un nombre de calories égal à celui dont ils auraient besoin s’ils passaient toute la journée à dormir. Mille calories, c’est là un minimum.

Les prisonniers reçoivent cinq cents calories en grains de haricots. Les cinq cents calories qu’ils consomment en plus, ils doivent les prendre sur leurs propres réserves de graisse, c’est-à-dire sur le capital accumulé dans leur corps.

Et parce qu’ils prennent chaque jour cinq cents calories sur la réserve avec laquelle ils étaient arrivés au camp, les prisonniers maigrissent de six livres par mois.

Tout cela est naturellement une moyenne. Le professeur a pesé lui-même les prisonniers avec des balances et des poids improvisés. Il paraît que les instruments étaient cependant assez précis. En additionnant les six livres, c’est-à-dire les trois kilos de graisse que chaque prisonnier perd en les transformant en calories, il résulte que dans ce seul camp de Ohrdruf, placé sous votre compétente direction, il y a chaque mois quarante-cinq mille kilos de matières grasses qui se perdent.

Chaque mois, cinq wagons remplis de matières grasses s’en vont du camp. La graisse s’évanouit dans les airs. Les quinze mille prisonniers abandonnent à l’air environnant cette importante quantité de matières grasses. Calculez vous-même la perte qui en résulte.

Personnellement, je ne suis pas économiste. Je ne saurais vous suggérer aucune solution. Cependant, je suis convaincu que, grâce aux moyens techniques dont vous disposez, vous pourriez utiliser à votre profit cette graisse vivante. Pourquoi la laisser perdre ?

Tel est l’objet de ma pétition.

Je suis sûr de votre compréhension. Vous appartenez à la branche la plus évoluée de la Civilisation technique.

Peut-être pourriez-vous envoyer à ce sujet un rapport aux Académies de Sciences de votre pays.

Il est barbare de laisser se perdre ainsi quarante-cinq mille kilos de graisse, chaque mois. Vous avez d’autres camps aussi. Je crois savoir que seulement en Allemagne il y en a quelques centaines. Vous pourriez avoir des montagnes de graisse fraîche, chaque jour.

Depuis que j’ai entendu la conférence du professeur de Berlin, je hume les airs et je découvre qu’ils sentent la graisse d’homme.

Votre camp est un pressoir géant qui extrait la graisse des prisonniers. Je la renifle dans les airs. Ne vous arrive-t-il pas de sentir cette odeur de graisse, lorsque vous demeurez à votre bureau, la fenêtre ouverte?

Pourtant vos vêtements eux-mêmes doivent en être imprégnés. Ayez l’obligeance de demander à votre femme, ou à la bien-aimée à côté de laquelle vous dormez la nuit, si vos cheveux et votre peau ne sentent pas la graisse d’homme, lorsque vous vous étendez à côté d’elle? Les femmes ont l’odorat plus fin que le nôtre. Elle vous le dira sûrement.

Quant à moi, je sens mon cœur se soulever à cette seule pensée. Cela me donne la nausée. Recevez mes salutations et l’assurance de trouver toujours en moi un grand admirateur de la Civilisation que vous représentez. Je suis sûr que, grâce aux ressources et aux moyens techniques dont vous disposez, vous pourrez utiliser toute cette graisse.

(N’oubliez pas que moi-même, je vous en offre trois kilos par mois, de mon propre corps.) »

« Le Témoin. »

Pétition n°2 – Sujet: Esthétique.

(L’idéal de beauté humaine dans la société technique occidentale).

« L’autre soir, j’ai discuté Esthétique avec un professeur allemand. Et nous nous sommes disputés. Les Allemands, comme les autres Européens, en sont restés au classicisme. Et c’est pourquoi leur société s’est écroulée. Une société saine et évoluée comme la vôtre possède son art moderne.

Le professeur allemand m’a montré les prisonniers qui se promenaient dans la cour du camp – et qui n’ont plus – comme vous le savez-vous-même – que la peau et les os. Le professeur m’a dit qu’ils étaient laids. Il en était resté à l’idéal de beauté grec. Quant à moi, je trouve que les hommes réduits à leur squelette et à leur peau sont superbes, et constituent de véritables œuvres d’art vivantes.

J’ai essayé de convaincre l’Allemand que votre Société apprécie le Beau à un point qui ne fut jamais atteint par aucune société jusqu’à nos jours – et que vous pratiquez l’extraction de la graisse des corps humains pour des fins purement esthétiques, pour embellir l’Univers. Il n’a pas compris. Les Allemands comprennent difficilement. C’est pourquoi on dit qu’ils ont la tête carrée.

Demain je tiendrai une conférence sur l’idéal de beauté humaine dans l’Occident moderne. Il y a un sculpteur suisse: Alberto Giacometti qui a réalisé dans le domaine de la sculpture les mêmes principes et le même idéal de beauté masculine et féminine que vous avez réalisé dans la pratique en faisant disparaître la graisse et la chair du corps humain! En travaillant à ses Statues, il s’est efforcé à éliminer la graisse du corps humain et de l’espace.

Le corps humain, ainsi réduit à une seule dimension, prend des formes allongées et sèches de la grosseur d’un fil de fer. Vous faites la même chose dans le camp. Je sais depuis toujours que votre civilisation tout entière est basée sur des principes esthétiques.

Et lorsque, demain, toute la surface du globe sera peuplée d’hommes aux corps harmonisés suivant les nouveaux canons esthétiques de l’art de Giacometti – et du vôtre – l’Univers sera resplendissant de beauté! »

« Le Témoin. »

* * * * * * *

– « Mon vieux Moritz », dit Traïan Koruga, « j’ai écrit jusqu’à présent au moins quarante pétitions dans lesquelles j’ai voulu leur montrer la vérité et les convaincre de ne plus torturer les hommes. Je suis certain d’avoir raison.

J’ai composé chaque pétition avec adresse. Mais en vain. J’ai utilisé le Style juridique, le Style diplomatique, le Style télégraphique, le Style recette de cuisine, le Style publicitaire, j’ai été tour à tour sentimental, vulgaire, suppliant, j’ai demandé justice par tous les moyens que le désespoir mettait à ma disposition. Je n’ai reçu aucune réponse.

Je leur ai dit les vérités les plus désobligeantes, mais ils ne se sont pas fâchés. Je me suis mis à genoux pour leur écrire, mais ils ne se sont pas apitoyés. Je les ai grossièrement insultés, mais ils ne se sont pas sentis offensés. J’ai voulu les faire rire, ou exciter leur curiosité, mais ce fut en vain. Je n’ai réussi à éveiller en eux, ni les grands sentiments, ni les appétits vulgaires. Je n’ai pu provoquer chez eux aucune réaction.

J’aurais mieux fait de parler à des pierres. Ils n’ont pas de sentiments. Ils ne savent pas haïr. Ils ne savent pas se venger. La pitié leur demeure étrangère. Ils travaillent automatiquement et ignorent tout ce qui n’est pas inscrit au programme. Je pourrais déchirer un lambeau de ma chair et écrire une pétition dessus, avec mon sang encore chaud, et ils ne la liraient quand même pas. Ils la jetteraient à la corbeille à papiers, comme ils l’ont fait pour les autres. Ils ne verraient même pas que c’est un lambeau de ma chair, de chair humaine encore chaude. L’homme leur est indifférent. C’est l’indifférence du Citoyen vis-à-vis de l’homme, indifférence qui a fini par surpasser celle des machines. »

– « Mon pauvre monsieur Traïan »!, dit Iohann Moritz, compatissant. « Qu’avez- vous l’intention de faire? Moi, je crois qu’il vaudrait mieux ne plus leur écrire. »

– « Je continuerai », dit Traïan. « Je ne m’arrêterai que lorsque je serai mort. Les hommes sont arrivés à dompter toutes les bêtes sauvages. Pourquoi ne dompterions-nous pas les Citoyens? »

– « Peut-être faudrait-il s’y prendre autrement », dit Iohann Moritz. « En écrivant, je crois que vous n’arriverez à
rien. »

– « Toutes les victoires de l’homme, depuis qu’il est apparu sur la surface du globe jusqu’à aujourd’hui, sont des victoires de l’Esprit. C’est grâce à l’Esprit que nous finirons par dompter les Citoyens dans leurs bureaux.

Si nous n’arrivons pas à les dompter, ils nous mettront en morceaux, tous tant que nous sommes. Nous devons leur apprendre à ne plus mettre l’homme en pièces dès qu’ils le rencontrent. Tant que nous ne leur aurons pas appris cela, nous ne pourrons pas habiter la même terre, les mêmes villes, les mêmes maisons qu’eux. Ce sera plus dur que de charmer des serpents ou dompter des tigres. Mais je n’ai jamais été plus optimiste qu’aujourd’hui. C’est sans doute l’optimisme de l’homme avant la mort. Le spasme de mon agonie, c’est le chapitre des Pétitions de la vingt-cinquième heure. Mais je l’écrirai! »

Pétition n°3 – Sujet: Économique.

(Prisonniers ne possédant plus que la moitié ou le tiers de leur corps.)

« Pendant quatre jours, un de mes amis et moi-même avons réussi à dénombrer les prisonniers de ce camp ne possédant plus que la moitié, le tiers ou un cinquième de leur corps.

Mon ami n’a pas encore dépouillé ses statistiques. Il est très fort en calcul. Mais je me dépêche de vous écrire, car le problème me semble urgent du point de vue économique. Vous pourriez économiser, chaque jour, au moins quelques millions de marks.

Voilà ce dont il s’agit: Parmi les quinze mille prisonniers qui sont enfermés avec moi, trois mille au moins ne possèdent plus leur corps intégralement. Deux cents d’entre eux n’ont pas du tout de jambes. Ils se traînent comme des reptiles à travers le camp. Mille deux cents prisonniers n’ont plus qu’une seule jambe. Quelques
autres un seul bras. Certains sont même complètement manchots. Ceci en ce qui concerne l’extérieur.

Mais un grand nombre d’entre eux ont perdu certains organes intérieurs, un poumon, un rein, des fragments d’os, etc… Quarante prisonniers n’ont plus du tout d’yeux. Tous ces individus ont été arrêtés automatiquement en même temps que moi. Au début, je les avais pris en pitié.

Mon ami Iohann Moritz ferme les yeux, dès qu’il voit les estropiés et les grands mutilés du camp. Mais Iohann Moritz est un primitif. Il ne comprend pas que l’arrestation est automatique, et que du moment qu’on fait partie d’une catégorie qui doit être enfermée, on ne peut s’esquiver pour le simple motif qu’on a des jambes, des yeux, un nez et des poumons en moins. L’arrestation automatique ne prévoit pas d’exceptions pour ceux qui ont un corps en état de non-fonctionnement. Il est juste qu’il en soit ainsi. La justice doit fonctionner pour tous sans exception.

Il y a dans ce camp un professeur qui n’a plus de bras, parce qu’il les a perdus à la guerre. Lorsque vous avez lancé l’ordre d’arrêter tous les professeurs, ce n’eût pas été juste d’épargner mon ami, parce qu’il n’avait pas de bras. Qu’y a-t-il de commun entre l’arrestation et les bras? Rien. Il est professeur, donc il devait être arrêté en même temps que tous ceux de la catégorie à laquelle il appartenait. C’est-ce que vous avez fait. Vous ne vous trompez jamais ! Et c’est pourquoi je vous admire tellement. Je serai capable de donner ma vie à n’importe quel moment pour votre grande et magnifique Civilisation. Vous êtes la Justice et la Précision incarnées.

Mais revenons à notre sujet: Ces fractions d’hommes, qui n’ont plus que des morceaux de chair, reçoivent la
même quantité de nourriture que les prisonniers en parfaite possession de leur corps. C’est une grande injustice.

Je propose que ces prisonniers reçoivent des rations alimentaires proportionnelles à la quantité de corps qu’ils possèdent encore. Votre gouvernement fait de grands sacrifices pour assurer les rations alimentaires des prisonniers. Mais, par prisonnier, on entend un homme intégral. Si vous rassembliez les trois mille mutilés et si vous comptiez leurs mains, leurs pieds, leurs yeux et leurs poumons, vous verriez qu’en réalité vous n’avez que deux mille prisonniers au maximum.

Vous pourriez donc économiser au moins mille rations alimentaires par jour. Pourquoi dépenseriez-vous de l’argent à nourrir des organes que les prisonniers n’ont plus? Une telle générosité est parfaitement déplacée.
Je crois que les Autorités supérieures seront fort satisfaites lorsque vous leur signalerez ce cas. Peut-être même serez-vous décoré? Vous ferez réaliser de la sorte une grande économie à l’État. Et chacun sait que l’argent est la seule chose qui compte. C’est sur cette conviction que je me permets de conclure. »

« Le Témoin. »

La quatrième pétition vaut aussi son « pesant de cacahuètes ». Aussi nous ne résistons pas au désir de la partager ici. Car, rarement la complète aberration de l’intellect rationnel, dans un univers toujours plus « kafkaïen », a aussi bien été décrite!

Pétition n°4. – Sujet: Militaire (changement de sexe).

« À cause de la faim, les prisonniers du camp sont sujets à certaines transformations qui peuvent présenter pour vous un grand intérêt militaire.

Voilà en quelques mots ce dont il s’agit: Les prisonniers qui sont arrêtés depuis longtemps et qui ont vécu avec cinq cents calories chaque jour n’ont plus besoin de se raser. Des hommes qui, en temps normal, faisaient leur barbe une ou deux fois par jour, lorsqu’ils se sont trouvés dans le camp, ont commencé à ne se raser qu’une fois tous les deux jours, puis une fois par semaine, puis deux fois par mois et pour finir ont cessé complètement de se raser. Leur barbe se faisait de jour en jour plus rare, jusqu’à ressembler à un duvet, duvet qui a fini lui-même par disparaître. Leur visage est devenu aussi doux et lisse qu’un visage de femme.

Mais ce n’est pas tout. Leur voix elle-même s’est féminisée. Leurs seins se sont développés jusqu’à atteindre, chez certains prisonniers, la taille de ceux d’une fillette de treize ans.

Leur peau est douce et soyeuse, comme celle des femmes. Leurs habitudes elles-mêmes sont devenues féminines. Je ne sais pas au juste ce qu’il en est de leurs organes sexuels, mais je crois qu’à ce régime (et surtout si vous tentez de réduire encore les rations alimentaires) le phallus et les organes annexes finiront par tomber, ce qui achèvera de les transformer en femmes. Les docteurs prétendent que c’est à cause de la faim et que « la privation de nourriture a pour effet de réduire considérablement et presque d’arrêter les secrétions hormonales à double fonction: androgène (hormones mâles) et œstrogène (hormones femelles) ».

« De plus, le foie affaibli ne peut plus exercer sa fonction de régulateur hormonal: il est encore capable de détruire les hormones androgènes en excès, mais continue à laisser passer les hormones œstrogènes. » « L’équilibre hormonal étant rompu, l’organisme révèle et accuse son aspect féminin! »

« Cette constatation pourrait avoir pour votre Civilisation une très grande importance militaire. Pensez au calme qui recouvrirait l’univers si vous mettiez tous vos ennemis barbares dans des camps de concentration – comme vous avez d’ailleurs commencé à le faire – et leur donniez seulement quelques centaines de calories par jour jusqu’à ce qu’ils deviennent tous des femmes. La nation qui serait votre ennemie resterait sans mâles. Personne ne pourrait plus vous déclarer la guerre.

Je crois que votre grand État-Major utilisera cette découverte. En tenant compte de l’esprit pratique et particulièrement inventif de votre Civilisation, je crois que vous effectuerez aussi l’opération inverse: la suralimentation des femmes de votre patrie qui veulent s’inscrire comme volontaires et leur transformation en mâles. La main-d’œuvre s’en trouverait ainsi accrue.

Je propose donc que les rations de cinq cents calories accordées aux prisonniers du camp que vous dirigez,
soient encore diminuées. Les prisonniers se transformeront peut-être ainsi plus vite encore en véritables femmes.

Le Témoin. »

Plusieurs autres pétitions du « Témoin », l’écrivain Traïan Koruga, suivent encore celle-ci, d’autres chefs d’œuvre de logique absurde, uniquement considérée du point de vue de l’intellect hyper-dominateurJusqu’où cela peut-il se poursuivre encore avant que l’humanité entière ne soit parvenue à la vingt-sixième heure?

L’on voit aussi que Traïan Koruga connaissait les Lois de la Création lorsqu’il parle de loi d’impossibilité d’interpénétration des corps humains. Malgré tout, il a dû constater comment, dans un camion prévu pour transporter vingt personnes l’armée nazie a réussi à en faire entrer sept fois plus, soit cent-quarante!

Paroles de Iohann Moritz

«De toute ma vie, je n’ai désiré que peu de choses: pouvoir travailler, avoir où m’abriter avec ma femme et mes enfants et avoir de quoi manger. C’est à cause de cela que vous m’avez arrêté? Les Roumains ont envoyé le gendarme pour me réquisitionner – comme l’on réquisitionne les choses et les animaux. Je me suis laissé réquisitionner. Mes mains étaient vides et je ne pouvais lutter ni contre le roi ni contre le gendarme qui avait des fusils et des pistolets.

Ils ont prétendu que je m’appelle Iacob et non Ion, comme m’avait baptisé ma mère. Ils m’ont enfermé avec des Juifs dans un camp entouré de barbelés, — comme pour le bétail – et m’ont obligé à faire des travaux forcés. Nous avons dû coucher comme le bétail avec tout le troupeau, nous avons dû manger avec tout le troupeau, boire le thé avec tout le troupeau et je m’attendais à être conduit à l’abattoir avec tout le troupeau. Les autres ont dû y aller. Moi je me suis évadé. C’est à cause de cela que vous m’avez arrêté? Parce que je me suis évadé avant d’être conduit à l’abattoir?

Les Hongrois ont prétendu que je ne m’appelais pas Iacob mais Ion et ils m’ont arrêté parce que j’étais roumain. Ils m’ont torturé et m’ont fait souffrir. Ensuite ils m’ont vendu aux Allemands. Les Allemands ont prétendu que je ne m’appelais ni Ion ni Iacob, mais Ianos et ils m’ont torturé à nouveau, parce que j’étais hongrois.

Puis un colonel est venu qui m’a dit que je ne m’appelais ni Iacob ni Iankel – mais Iohann – et il m’a fait soldat. D’abord il a mesuré ma tête, il a compté mes dents et mis mon sang dans des tubes en verre. Tout cela pour démontrer que j’ai un autre nom que celui avec lequel ma mère m’a baptisé. C’est à cause de cela que vous m’avez arrêté? Comme soldat, j’ai aidé des prisonniers français à s’évader de prison. C’est pour cela que vous m’avez arrêté?

Lorsque la guerre a pris fin et que j’ai cru que j’aurais, moi aussi, droit à la paix, les Américains sont venus et ils m’ont donné, comme à un seigneur, du chocolat et des aliments de chez eux. Puis, sans dire un mot, ils m’ont mis en prison. Ils m’ont envoyé dans quatorze camps. Comme les bandits les plus redoutables qu’ait jamais connus la Terre. Et maintenant je veux moi aussi savoir: Pourquoi?».

Conclusion

Oui, pourquoi un pauvre paysan est-il ainsi broyé par un système aveugle? N’est-ce pas, tout simplement, parce que, chez la plupart de ses congénères ayant pris le pouvoir, le cerveau a remplacé le cœur, la bureaucratie a pris le pas sur l’humanitude, et l’intellect a pris la place de l’esprit?

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Camp de concentration

Camp de concentration

1 Commentaire

  1. Robert Mbarga

    Merci à l’auteur de nous faire vibrer avec l’œuvre de Virgil Gheorghiu… Ce dernier n’avait pas son pareil pour manier l’ironie – non celle de l’intellect, mais celle de l’esprit en résonance avec la singularité humaine… Nous sommes dans l’ère de la société transhumaniste où le vide et l’absence d’empathie sont devenues la norme……

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