Ecole de l'art de vivre

Le songe de Lenndowa – Par André Fischer

par | 19 Déc 2023 | Contes | 1 commentaire

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Le songe de Lenndowa

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Une chaude nuit de juin pèse sur Bruges endormie. Le veilleur vient d’annoncer dix heures. Au haut du palais Deruydt, un homme se tient à une lucarne ouverte. Son regard fiévreux erre sous les lourds nuages.

C’est Kareels. Las de sa misérable condition de domestique, il envie Sannic Deruydt, héritière d’une fortune fabuleuse. Être riche et libre comme elle! Ses jalouses pensées, faibles et anodines autrefois, n’ont cessé de croître au cours des années. Elles bondissent aujourd’hui tel un torrent écumant que Kareels ne parvient plus à dominer.

Son plan est fait! Il faut poignarder la jeune femme, enlever la clé d’argent de son corsage, ravir les bijoux dans l’armoire secrète et chercher aux Pays-Bas gloire et fortune avec les troupes du roi de France.

Kareels vient de quitter sa chambre et se glisse maintenant dans l’obscur couloir qui mène à la salle d’armes. Un bruit de voix l’arrête soudain. C’est sa maîtresse, Sannic Deruydt, qui rentre d’une fête et qui renvoie brutalement ses deux servantes. L’orgueilleuse héritière des plus riches drapiers de Bruges est dure pour ses gens!

Dans l’ombre, la main de Kareels vient de toucher la fine lame d’un poignard. À ce contact glacé il hésite soudain. Quoi, chargera-t-il son âme du poids d’un crime? Mais une foule d’images alléchantes l’assaille aussitôt: richesses, fêtes, honneurs! Un seul geste, et toutes ces splendeurs seront à lui!

*

Cette même nuit, après s’être longuement penché sur la lourde table sculptée qui occupe le milieu de sa sombre bibliothèque, le Supérieur du couvent de Monterra, en Toscane, se dresse soudain d’un air agacé.

– Ce Granda prend bien du temps pour mourir!

Puis la face cireuse du Père Luighi se penche de nouveau sur le long parchemin enluminé, qu’il achève d’étudier à la flamme jaune et rêveuse de deux gros cierges piqués sur un chandelier de bois. C’est un testament. Selon ses termes, toutes les terres et les huit fermes de feu le seigneur de Borghèse seront dévolues au couvent de Monterra après la mort de Granda, le vieux frère infirme du gentilhomme.

Déjà Luighi caresse le bel or pesant, revêt la vénérable robe violette et, tel son riche rival du couvent de Poradia, pénètre enfin dans les plus brillants salons de Florence. Nerveusement Luighi roule le précieux texte. Voilà des années qu’il s’impatiente, calcule, combine, et pour la centième fois  – pensée grisante – abat le vieil imbécile. Ah, ne serait la crainte d’un crime peut-être insuffisamment discret…

Tandis que la large main du moine tourmente la croix d’or massif qui brille sur sa poitrine, la longue bibliothèque s’est peuplée de ses pensées envieuses et criminelles. Ce spectre haineux, aux yeux jaunes et gonflés de convoitise, se harcèlent et s’entr’égorgent avec fureur. Un tourbillon les happe soudain et les entraîne. Quelques instants après, tels des oiseaux fantasques, les pensées hideuses de Luighi planent sur Bruges silencieuse, jouant un moment dans la frémissante envie qui s’échappe du palais des Deruydt, puis s’abattent sur l’homme masqué. Elles le tirent de la salle d’armes, le poussent sans répit le long du sombre couloir…

Un bras de femme, nu et pâle, jaillit soudain de la sinistre demeure. Il se dresse haut dans la nuit, se tend convulsivement par-delà les plaines en fleurs et les monts neigeux, et se glisse jusque dans la bibliothèque bien close où l’ambitieux Luighi s’apprête à cacher le parchemin au bas d’une épaisse tenture. La blanche main-fantôme s’approche de lui, pénètre dans sa poitrine et subitement étreint son cœur palpitant. Le moine sursaute, les yeux angoissés. Sa figure se crispe. Quelle étrange oppression! Quelle pénible malaise!

– Comment donc!… Moi?… Coupable?…

Oui, Luighi, coupable! Car tes pensées de meurtre sont allées au loin, et dans l’attirance des semblables, ont poussé un homme hésitant à commettre un crime, qu’il n’aurait pas osé consommé seul!

*

Dans des tristes paysages de l’au-delà, sombre voile que la terre des hommes traîne à travers le monde, des nuages bas et immobiles pèsent sur les collines argileuses de l’envie. D’innombrables âmes sales peinent sur ces pentes glissantes. Parmi elles, Kareels et Luighi, enchaînés l’un à l’autre par leurs pensées communes et leur crime commun d’antan! La convoitise visqueuse et jaunâtre de Kareels s’agrippe à l’habit de velours violet, que Luighi presse sous le bras pour le protéger de la répugnante salissure. Les mains décharnées de Kareels tentent à  leur tour de cacher des colliers et bracelets étincelants. Mais les désirs avides de son compagnon s’accrochent aux bijoux et sa bave gluante se colle aux maillons d’or. Ainsi les deux hommes se tourmentent l’un l’autre depuis plus d’un siècle.

Partout les mielleux tentacules de la basse convoitise émanent des âmes pourrissantes. Ils enlacent et souillent des trésors enviés, puis retombent en lents filets sirupeux et nauséabonds, qui se répandent sur le sol glissant et s’écoulent vers un fleuve immonde croupissant dans la vallée.

Kareels et Luighi s’efforcent en vain de gravir la colline. Une grosse chaîne prend chacun par la taille cerclée de fer et l’attache à un énorme cœur, lourde pierre sanglante qui rampe vers le cloaque fumant des honteuses et dégradantes envies humaines.

Voici que le regard suppliant de Kareels découvre un groupe de travailleurs, gantés et bottés, en train de dévier la coulée pestilentielle afin de préserver l’unique et maigre bosquet de ces lieux. Le plus grand des travailleurs contemple longuement les deux misérables. Puis sa voix grave répond à la prière muette de Kareels:

– Retournez sur la terre pour vous libérer de votre crime! Avant l’heure vous enlevâtes le corps terrestre à une âme inachevée. Veillez à réparer le dommage commis, lorsqu’elle croisera votre chemin!

– N’est-ce donc pas assez qu’on m’ait pendu?, demande Kareels, surpris.

– La justice des hommes n’est point la Justice de Dieu!

– Je suis évêque!, crie Luighi. Qu’on me libère enfin!

Les travailleurs se détournent sans répondre.

C’est le 24 décembre 1913. Juchée sur un monticule enneigé qui domine la Vistule, la ferme de Klas Bjardew retentit d’un bruit de voix inaccoutumé. Le vieux fermier, grand et robuste, est aux prises avec son fils Markof, un long gaillard aux traits sournois.

– Markof, je te le répète, il faut aller chercher le docteur Sjenna. Tu vois bien que Lenndowa délire et que sa tête est brûlante.

– Tu sais, père qu’on m’attend ce soir à Czernitza. Est-ce à cause d’une servante que je laisserai de nouveau notre voisin conduire les chants de Noël?

La colère du vieux éclate:

– Tant pis pour cet honneur perdu! Mais la vie de Lenndowa est en danger et il faut un docteur. Attelle  et va, sur le champ, à Sjenna!

Par la fenêtre basse, Klas observe son fils s’affairer autour du traîneau. Enfin il part. Mais voici qu’au bas de la côte Markof ne tourne pas à gauche, vers Sjenna. Il prend brutalement la droite, lance le cheval au galop et disparaît en direction de Czernitza. Un juron terrible retentit dans la maison!

Quelques instants après, le vieux Klas, qui est Kareels réincarné pour une nouvelle vie terrestre, attelle furieusement un autre traîneau, afin de chercher du secours pour Lenndeowa, tandis que son fils Markof, qui n’est autre que Luighi, court après les honneurs, insensible à toute peine humaine.

*

Tard dans la nuit de Noël, le battement nerveux et rapide des grelots court sur la route de Sjenna. Au fond du traîneau, deux hommes enveloppés d’épaisses couvertures, le docteur qui sommeille, et Klas, la grosse moustache blanchie de givre, maintenant à petits coups de rênes l’allure des deux chevaux fumants.

Klas est inquiet. Vont-ils arriver à temps pour sauver Lenndowa? Une vie humaine, celle d’une domestique comme celle d’un maître, vaut toujours un sacrifice! Au diable la jalousie de son fils! Que de scandales déjà provoqués par ce gamin sans cœur! Klas n’a jamais ressenti d’affection profonde pour cet être dénaturé, et il maudit les liens paternels qui l’attachent à lui. Si un drame n’a pas encore éclaté, c’est que Lenndowa lui en impose trop. Quand après la mort de sa femme il l’a prise à son service, elle avait d’abord voulu lui tenir tête. Deux mois suffirent pour la mâter. Depuis, dans sa grandiose résignation, Lenndowa la dévouée veille en silence au bien de la ferme et des hommes. Klas, vraiment, est heureux de lui rendre service en cette nuit. Pourvu qu’ils arrivent assez tôt!

*

Le soleil matinal inonde la blanche campagne de paix et de beauté. Lenndowa, après une nuit apaisante, repose immobile, les yeux mi-clos. Lentement le vieux fermier monte l’escalier baigné d’ombre. Au moment d’entrer dans la chambre de la malade, il s’arrête, ébloui.

– Dieu garde ton fils, Klas Bjardew!, murmure Lenndowa, sans ouvrir les yeux.

L’homme tressaille. Sait-elle ce qui s’est passé? Sait-elle qu’il n’est pas encore rentré?

– Je t’ai vu dans ma fièvre, Klas Bjardew, enveloppé d’un manteau sale comme le fleuve après l’orage. Tu t’approchais de moi, un poignard à la main. Mais tu hésitais. Puis j’ai vu quelqu’un – n’était-ce pas ton fils? –  se cacher derrière toi et te pousser à me transpercer le cœur. Mais j’ai continué à vivre et je vous ai tendu la main suppliante. Ah, j’entends encore l’affreux ricanement derrière ton dos! Toi, tu m’aidas à me relever et voici que ton manteau, Klas Bjardew, devint aussi clair que le matin de Noël… Un cheval sauvage survint alors, et j’ai vu ses sabots furieux piétiner… l’autre!

*

Klas Bjardew passe la journée à la fenêtre qui donne sur la côte. Le songe de Lenndowa? Un cauchemar dû à la fièvre. Pourtant, comme lui, la servante semble pressentir un malheur! Oh, comprendrons-nous jamais les mystères du destin!…

Klas, à quoi bon savoir que tu fus un jour Kareels, que tu poignardas alors celle que tu viens de sauver, et que l’insatiable Luighi revit en ton étrange fils! Ton âme à vaincu l’envie et s’est libérée des chaînes du crime, voilà ce qui seul importe!…

Les traits du fermier sont émus, mais calmes. Vers le soir, le cheval débridé de Markof rentre seul. Ses sabots portent des marques sanglantes.

 

Extrait du recueil de contes « Destins d’hommes » de André Fischer.

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Destin

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1 Commentaire

  1. Deh Assy

    Très inspirant ce conte!
    Merci à vous de l’avoir faire connaître et de le laisser sur le site de « l’École » pour le bien de tous les visiteurs.

    Réponse

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