.
En revivant le passé
.
Les scènes se passent dans le Nord du Brésil, sur les rives du fleuve São Francisco, dans une ferme semi-abandonnée. Toute la propriété n’est pas à l’abandon, mais seulement la grande maison et ses abords, lieux « hantés », et, pour cette raison, déserts.
Dans la maison principale, autrefois une opulente demeure, il manque les portes et les fenêtres. Les murs de la bâtisse ont aussi souffert des effets du temps. Aujourd’hui, ils menacent de s’effondrer. Dans les fentes prolifèrent des lézards de couleur jaune luisant.
À cent mètres de distance subsistent les décombres d’une ancienne sanzala, recouverts de diverses plantes grimpantes, qui donnent l’impression d’un énorme tombeau.
De luxuriantes plantes verdoient autour d’un puits voisin. Il est nécessaire de lui retirer les buissons entourant sa « bouche » pour apercevoir les beaux azulejos de l’époque coloniale qui en garnissent le tour.
A droite de ces ruines, fleurissent des ipês séculaires, qui contrastent, par leurs fleurs annuelles d’un coloris or vibrant, avec la tristesse des décombres.
À gauche, il semble avoir eu, au cours des bons temps, un splendide verger. Il reste des orangers et des cédratiers piquetés de vers, à côté de cognassiers décadents.
Du côté Sud survivent des spécimens de cocotiers, échantillons de ce que fut une palmeraie qui s’étendait jusqu’au fleuve.
De tous côtés, des arbres séculaires. Ils ont dû, par le passé, être florissants; aujourd’hui, les pauvres sont en train de disparaître. Sur leurs branches dénudées se posent vautours, hiboux et chauve-souris.
La monotonie du paysage s’interrompt soudain par la royale présence d’une jeune fille assise sur un banc de pierre à côté de l’entrée principale de la mansarde. Elle contemple, absorbée, le panorama vert émeraude des environs, en elle l’on ressent la nostalgie envers celui qui a, dans une autre vie, autrefois passé ses jours en ce lieu.
Près de l’odeur de l’herbe rugueuse, les vieux orangers répandent leur parfum, en cet après-midi tropical. Des colibris s’ébattent joyeusement sur les {plantes} grimpantes rouges, en introduisant leur bec pointu dans le calice des fleurs. Au-dessus de la maison, passent les bandes de maracanãs avec leurs cris stridents.
Comme s’évadant du passé, la jeune fille se réveille de sa torpeur et parle au noir qui se trouve auprès d’elle:
– «Je n’arrive pas à croire que cette maison soit hantée par des esprits maléfiques. Que pensez-vous au sujet des âmes en peine, Benedito?»
Le noir s’agite, confus, le sujet ne lui plaît pas. Finalement, il répond:
– «Dans cette maison a été assassiné l’arrière-grand-père de « votre » Fernando, tout le monde sait cela et dame Arminda le sait aussi.».
La jeune fille sourit et poursuit:
– «Ce que je veux savoir c’est si vous croyez qu’il y a du bruit dans ces ruines. Plusieurs personnes le disent. Quelques-unes disent même avoir été « touchées » par les âmes de l’autre Monde.».
– «Moi, dame, je suis un vieux noir qui croit en des choses que les blancs ne croient pas. Hier, j’ai mis dans cette maison l’image de São Judas Tadeu [1]. Je crois qu’il peut aider. Les autres saints que j’ai mis dedans n’ont pas été respectés par les esprits et le bruit a continué.»
Arminda a incliné la tête, fermé les yeux et s’est endormie.
Benedito s’est tu, satisfait. Il a allumé sa pipe en terre cuite, pour se distraire. Le sujet le mettait franchement mal à l’aise.
Arminda dormait. Elle rêvait. Elle eut un « rêve » vivant, palpitant, d’une effrayante réalité, du siècle passé. Elle entendit quelqu’un l’appeler. C’était elle que l’on appelait, sauf que son nom était Jandira.
– «Vois, Jandira, ce qui est arrivé. Ton mari, Lourenço, actuellement Fernando ton fiancé, a été ici assassiné, au siècle passé.»
La scène se poursuit comme dans un film. Elle entend un bruissement d’ailes. Un bel arara se pose tout près. (Arminda, dans une autre vie possédait un arara. Elle aimait le voir glisser sur les azulejos du puits, en essayant obstinément de marcher d’un côté à l’autre.)
Chose étrange: aujourd’hui elle ne ressentait pas l’enchantement de la scène, bien au contraire, elle était angoissée. Elle voyait à ses côtés une vieille makuma [2] Babá [3]. Babá maintenant, dans la scène, croyait que le mal-être de la jeune fille provenait de la rigueur du vent et de la chaleur.
La demoiselle, cependant, connaissait les motifs de son angoisse. Elle s’inquiétait de l’absence de son mari:
«Que fait Lourenço dans les champs? N’avait-il pas dit que les nouveaux esclaves qu’il avait achetés étaient rebelles et qu’il était même nécessaire de les mettre au « tronc »? Ils pourraient rouer Lourenço de coups.».
Et de vraies larmes glissaient sur le visage d’Arminda pendant son sommeil, en pensant avec regret à son mari avec qui elle n’avait vécu que quatre ans d’un grand Amour. Lourenço lui apparut devant les yeux, flamboyant. Elle eut envie de s’enfuir de la ferme. Elle ne se sentait pas en sécurité, entourée d’esprits noirs et méchants. Elle se leva, décidée, courut dans le jardin en direction des champs: Elle traversait le ruisseau, quand elle entendit la voix de Babá, qui lui annonçait en criant:
– «Demoiselle, le sieur Lourenço est revenu.».
Arminda, encore dans son rêve, leva inconsciemment et rapidement les mains, dans une prière. Elle revint en courant. Au milieu du chemin, elle rencontra la servante noire, qui venait vers elle, mi-fâchée, mi angoissée.
– «Avec une pareille chaleur il faut être fou pour courir comme une poule effrayée vers les buissons», dit la noire.
Le reproche de Babá produisit un effet direct et bienfaisant sur la jeune fille. Celle-ci, pour la vieille noire, demeurait encore la même petite fille qu’elle avait nourrie et éduquée. Les deux revinrent vers la maison, mais, en s’approchant de la maison, elles demeurèrent atterrées. Plusieurs esclaves, parmi ceux qui venaient d’être achetés, couraient dans la maison. L’un avait trébuché et était tombé. De dehors parvenaient d’intenses rumeurs.
Babá revint à elle. Remarquant que Jandira demeurait atterrée, elle l’attrapa par le poignet, et l’entraîna avec elle. Lourenço reposait par terre, avec le visage dans une mare de sang. Les esclaves de la maison couraient, criaient, pleuraient. L’un des rebelles s’arrêta à la porte de la cuisine, pendant que les autres s’enfuyaient en direction du fleuve.
La servante noire comprit immédiatement. Elle pouvait encore voir l’assassin, indécis, qui regardait derrière. Jandira, quant à elle, ne voyait que le mari ensanglanté.
Un appel angoissé retentit de son âme:
– « Lourenço »!
A ce moment du rêve, Benedito, le noir, auprès d’elle, prit peur.
Pour quelle raison la demoiselle Arminda avait-elle crié: « Laurenço »? Quel mauvais rêve avait-elle fait? Peut-être valait-il mieux la réveiller? Il n’était pas conseillé de séjourner tant de temps dans cette maison, dans laquelle les âmes en peine ne respectaient pas les saints.
Il tira Arminda par la robe en se justifiant:
– «Il est temps de partir, demoiselle. Sieur Fernando va arriver et se fâcher avec le vieux noir.».
Encore perturbée, la jeune fille regarda autour d’elle, suivit le noir sans broncher, et demanda avec peine:
– «Combien de temps ai-je dormi, Benedito?».
– «Très peu, demoiselle.»
Puis, après une pause:
– «Pourquoi la demoiselle a-t-elle appelé Lourenço? Il n’est pas bon d’évoquer ce nom. L’arrière-grand-père de sieur Fernando, votre fiancé, s’appelait Lourenço.»
La jeune fille se tut. Elle ignorait la possibilité d’avoir des rêves aussi nets. Attirée par la scène, elle revint en arrière.
Où étaient l’arara et le bord du puits? Déçue, elle bougea la tête.
Naturellement, elle ne pouvait y trouver aucun arara. Comment {était-ce possible} si le bord du puits était envahi de ronces?
La jeune fille marcha rapidement devant le noir, anxieuse de voir Fernando, son fiancé, pour lui raconter son rêve.
Fernando l’attendait, inquiet. Quand Arminda l’aperçut, elle eût l’impression de voir Lourenço et non pas Fernando. Le visage de son fiancé ressemblait à un autre, le même que celui de la victime.
Confuse, elle baissa les yeux, puis lui raconta les scènes de son rêve.
Fernando écouta, mi-souriant, mi-moqueur, bien que quelque chose d’étrange se fît sentir en lui. Les mots bien connus du théâtre anglais [NDLR: Il s’agit d’une parole extraite d’une tragédie de William Shakespeare.] résonnèrent en lui:
– «Il y a plus d’étoiles dans le ciel et de mystères sur la Terre que ne peut en rêver ta vaine philosophie.».
Puis il réagit contre cette « faiblesse ».
– «Ne t’inquiète pas, ma chérie. Bientôt, il ne restera rien de l’ancien. Les esclaves mutins devront chercher un autre lieu. Les ruines seront démolies et en ce lieu seront construites des maisons pour les travailleurs. Le passé s’éteindra et Benedito n’aura plus besoin d’amener dans la mansarde les saints de sa maison de dévotions.».
Arminda en souriant serra la main du fiancé. Puis elle eut une peur inconsciente de perdre Fernando. À quoi servait l’Amour si la fatalité intervenait?
La nuit, dans son lit elle sentait le parfum des fleurs d’oranger, et à ses oreilles parvenaient des échos de voix provenant du vieux puits. Le grand arara demeurait là-bas, posée sur le bord. Mentalement, la jeune fille se voyait assise au bord du puits, face à la maison, à côté de Lourenço. Le rêve fut si net, qu’elle identifia les deux individualités en une seule: en fait, il s’agissait, spirituellement, de la même personne.
Emballée par ses roses pensées, irradiant de Bonheur, elle se rendormit.
Au final, Lourenço lui appartenait de nouveau.
Fin.
=======================
Notes de traduction:
[1] Note du traducteur : Le saint des causes perdues.
[2] Note du traducteur : Concubine esclave.
[3] Note du traducteur : En brésilien, les nourrices se nomment «babá».
– Extrait du livre « Les fils du destin déterminent la vie humaine » de Roselis von Sass. –
.
.
0 commentaires